Le Kraken
Le Kraken avançait lentement, tranquillement. Ses "pensées" mettaient un long moment pour traverser son immense cerveau, si bien que le mouvement de ses tentacules était comme indépendant de son esprit. Quelque part, loin de la surface, il pouvait vaguement ressentir l'appel lointain auquel il ne savait résister. Mais rien ne lui servait de se précipiter, puisqu'instinctivement il savait que celui qui l'appelait avait besoin de temps pour être prêt.
Dans un mouvement paresseux, l'une de ses tentacules faisait naître autour de lui une lente vague, et des douzaines de petits poissons alentour se faisaient attraper par ses ventouses. Alors il ramenait la tentacule vers l'une de ses gueules, les dévorant comme on dévore un en-cas. Un important banc de poissons le suivait partout où il allait; un nombre incalculable d'entre eux ferait son menu, mais bien plus encore parviendraient à dîner sur les restes de ses plus grosses prises. Le banc s'étirait derrière lui sur des dizaines de kilomètres, plus long que le Kraken lui-même.
Peu à peu il se rapprochait de la surface et ressentait l'appel grandissant. Les poissons apeurés se dispersaient d'abord, puis ils se rassemblaient lorsque le Kraken accélérait, avançant beaucoup plus vite qu'habituellement. La présence aliénante était maintenant celle d'un soleil qui brûlait dans son cerveau, une chaleur qui ne tolérerait aucun délai. Mais malgré sa silhouette imposante, faisant passer les minuscules îles pour de petites choses, le Kraken n'était en réalité que le serviteur des véritables seigneurs des mers.
Et lorsque l'élu des Suzerains est appelé, il obéit et sert ses maîtres de toute sa puissance.
Les Yeux Flottants
La prêtresse Suzeraine se tenait tranquillement, debout en bord de mer, sa longue robe dansant au rythme de la tempête. Elle aurait pu en faire de même n'importe où dans le pays, mais elle ne pouvait autant ressentir la réalité et la vigueur de la nature qu'au bord d'une falaise, au beau milieu d'un orage.
"Oh puissants maîtres, entendez ma voix", elle tendit ses bras et leva les yeux en direction de l'orage s'élevant au-dessus de la mer. "Mon corps et mon esprit sont désormais sous votre commandement, ma santé un outil que je vous offre. Honorez mon sacrifice, et accordez-moi de vous servir." Entonnant ces mots, elle put ressentir la force profondément cachée sous les vagues, l'ancienne et inhumaine puissance. Cette écrasante sensation suffit à l'aveugler du monde vivant, à jeter son esprit dans une profonde noirceur qui ne renfermait plus que les tumultueux cauchemars des Suzerains. Dans l'horrible, le chaotique maelström de sensations étranges, de visions humainement insoutenables, elle força sa volonté, dessinant dans sa tête l'image d'une immonde pieuvre aux yeux multiples. Alors qu'elle se concentrait sur cette vision, deux yeux de la pieuvre se détachèrent, dans un son visqueux. Il fixèrent le chaos autour d'eux, flottant dans les airs, insensibles à l'écume, au vent.
"Vos yeux doivent être miens", murmura-t-elle sèchement, tandis qu'elle les attrapait et refermait ses poings sur eux. Ressentant alors ces grosses choses visqueuses contre sa peau, la tempête dans son esprit se calma.
"Et mes yeux ils seront", finit-elle, voyant avec deux paires d'yeux lorsqu'elle ouvrit ses deux poings. Elle n'ajouta rien lorsqu'elle abaissa ses mains et commanda aux yeux de s'élever dans les airs, et de partir espionner les ennemis des Suzerains.
Le Requiem des Marins
Le vieux capitaine se leva de son siège, à contre-coeur, depuis la cabine où il venait d'examiner avec attention sa collection de cartes. Ils étaient arrivés, c'est ce que venait de lui annoncer d'une voix plutôt confuse un membre de son équipage. La situation ne le mettait pas très à l'aise, mais il ne devait pas le montrer, ni même y penser. Ils pourraient le ressentir, ce dont il avait entendu parler, et quoique peu enclin à la superstition, il n'en demeurait pas moins un homme prudent; l'âge qu'il avait atteint malgré la dangerosité de sa profession en était la preuve.
Alors qu'il montait sur le pont, il remarqua le soleil de l'après-midi qui venait de laisser place à un crépuscule brumeux. Il avait passé dans la cabine plus de temps qu'il ne pensait, bien qu'une petite voix dans un coin de sa tête lui soufflait que leur présence en était la cause. Il se résolu pourtant à ignorer cette voix, ce qui ne l'empêcha pas de craindre qu'elle ne devienne bientôt trop insistante. Il avait plutôt intérêt à boucler ces négociations le plus rapidement possible et espérer recevoir la récompense sans histoire, puis rentrer chez lui, à Selena, au plus vite. La petite voix rit à cette pensée, mais c'était un rire cruel et sérieux, teinté de désespoir.
Il vit leur navire ancré près du leur, il vit la planche qui servait de pont de fortune, il découvrit finalement la silhouette sombre sur le pont devant lui, et d'autres, plus petites, dispersées derrière.
"Bonsoir, capitaine. C'est un très charmant vaisseau que vous avez là."
La voix se révéla chaude et amicale. Son ton était légèrement troublant, un peu comme la voix chaleureuse et amicale d'un prédateur voulant attirer sa proie. La silhouette exécuta un mouvement avec ce que le capitaine espérait être son bras, semblant montrer le navire, mais d'une manière plutôt inquiétante. Par les Suzerains, comme c'était troublant! Un peu trop tardivement pour être convenable, le capitaine réalisa qu'il était censé dire quelque chose.
"O-oui, merci. Il est réputé être le meilleur navire de toute la flotte, nous sommes...."
"Bien sûr que vous l'êtes. Nous vous avons choisi pour la mission. Votre navire, nous l'avons choisi, il semble donc évident qu'il soit le meilleur. Nous ne faisons jamais d'erreurs. C'est ainsi et ce le sera toujours. Parlez-nous de votre mission."
Le changement rapide dans le ton de sa voix déconcerta momentanément le capitaine. Passant de la séduction au commandement, il ne pouvait cependant rien faire d'autre qu'obéir. Et d'une voix plus hésitante qu'il ne le croyait, le capitaine retraça l'histoire de la semaine écoulée. La manière dont ils avaient navigué avec le reste de la flotte pour mener l'attaque finale. La manière dont elle avait navigué le long des canaux secrets et des rivières peu profondes pour prendre la ville par surprise. La manière dont le capitaine et son équipage avaient, la nuit avant qu'elle n'atteigne la ville, laissé furtivement la flotte naviguer à l'avant pour avertir la ville de l'attaque, afin de trahir les positions des autres bateaux. La manière dont les soldats s'étaient précipités depuis la ville vers ces navires couverts par l'obscurité, les détruisant et massacrant facilement leurs équipages improvisés.
A mesure qu'avançait le récit, le capitaine se sentit de moins en moins bien, ce qui devint encore plus évident lorsque la silhouette répliqua:
"Ne vous tourmentez pas pour une culpabilité insensée, capitaine. Lorsque Nous vous avons approché pour la première fois, Nous vous avons donné le choix entre la vie et la mort. Vous avez choisi la vie. La vie aux dépens de bien des morts, la mort d'amis et d'alliés peut-être, mais la vie néanmoins. Ce choix était rationnel. Ce choix, nous l'aurions tous fait. Etant données les circonstances, oui, ce choix était le bon. Vous ne pouviez pas savoir, après tout..."
Le capitaine se sentit d'abord conforté par ces mots mais, soudain, il répéta la dernière phrase dans sa tête, et un incommensurable sentiment d'horreur le submergea.
"Non... non... pitié... non..." gémit-il.
"Vous ne saviez pas que le choix que Nous vous proposions n'était pas vraiment un choix entre la vie et la mort, mais plutôt un choix entre la loyauté et la trahison. Ce que Nous savions, et pas vous, c'était que dans un cas comme dans l'autre cette mort vous suivrait. Comme Nous disions d'abord, nous ne commettons jamais d'erreurs. Et vous laisser vivre en serait une."
"Non... NON! Vous aviez promis... vous aviez promis... qu'ai-je fait?" Le capitaine sanglotait.
"Un amusant commentaire. Un traître devrait pourtant savoir mieux que quiconque qu'il ne faut jamais prendre les autres au mot, Nous pensons."
La silhouette sombre saisit un bâton accroché dans son dos, et commença à l'enfoncer dans le pont du navire, ignorant les sanglots du capitaine. Un éclair de lumière violet foncé se mit à briller, et lorsque le capitaine leva ses yeux emplis de larmes, ils avaient déjà disparu. Au loin, sur leur navire, ils laissaient derrière eux un trou béant qui traversait le navire en train de prendre l'eau. Et tandis que le reste de l'équipage, pris de panique, tentait désespérément de se sauver, le capitaine s'agenouillait simplement devant la cassure du vaisseau, pensant aux vies qu'il avait détruites, pensant à Selena, à sa folie, et au temps qu'il faudrait pour que les vagues mettent un terme à sa souffrance.
Contrairement à lui, Ils savaient que sa souffrance et celle de son équipage n'étaient pas prêtes de s'arrêter. En réalité elles ne faisaient que commencer, depuis le plus profond des abysses.
Noyé
Comme la lumière brille curieusement
Sur ces hautes vagues dansant furieusement;
Oh comme l'existence désire ardemment
Cette vision du plus profond des firmaments.
En suspens dans mon nouveau liquide repaire
De cet air je n'ai plus besoin comme naguère,
Je ne suis plus l'être humain que j'étais hier
Sous les cieux de glace qui jamais ne desserrent.
La paix est ici et je l'ai enfin trouvée
Comme je peux toujours ouïr le son éprouvé
Des âmes noyées à tout jamais enlevées,
De leur voix ne pouvant plus que la vie rêver.
Les plaintes solitaires lèguent la douleur
De ceux ne pouvant plus rester dans cet ailleurs,
Ni s'enfuir vers l'obscur, arrêtés par la peur
Des âmes mortes comme non-nées, sans le coeur.
Mais dans cet univers il y aura toujours
Des êtres pour qui ne sera plus en ces jours
La passion des baisers essentiels de l'amour
Qui réchauffaient les coeurs sans les moindres détours.
Quoiqu'à la surface de cette mer glacée
Mon coeur, la tragédie s'est un temps effacée,
Tel mon grand amour que j'adorais embrasser
Pour qui la souffrance n'est toujours pas passée.
Alors ne te perds pas au-delà de tes lois
Comme je ne pourrai souffrir celà de toi,
Piégée au plus profond de l'océan bleu-roi,
A jamais privée du dernier souffle de joie.
Aucun mal contre toi je n'aurais accepté
Puisque de mon plein gré je me suis absenté,
Faire face à ce monde fou et tourmenté,
Y vivre un destin pire : l'immortalité.